Q : Anders, peux-tu nous donner quelques éléments biographiques ?
Anders Fager : (On devrait le mettre sur ma notice Wikipédia française…) Je suis né et j’ai grandi à Stockholm. Parents ouvriers, relativement aisés. J’ai fait des tas de choses avant de devenir écrivain à plein temps. En particulier, j’ai été impliqué dans la naissance du milieu suédois du jeu de rôle ; après quoi, j’ai continué à travailler dans ce domaine. J’ai également passé cinq ou six ans dans les forces armées (je suis, je ne plaisante pas, premier lieutenant dans les Royal Life Guards !) et j’ai fait des études d’histoire. J’écris depuis toujours mais je n’ai pas envisagé de devenir écrivain avant mes quarante ans. J’avais écris quelques romans que personne ne lira jamais mais je me suis dis un jour que j’avais cet ami qui avait une petite maison d’édition… et que je pouvais lui en parler. «Si j’écris deux ou trois nouvelles, tu les publieras ?» Il m’a répondu oui, j’ai écrit « Les Furies de Borås », je lui ai fait lire le texte et il a réagi par un « Envoie-moi d’autres trucs ». Le reste appartient à l’histoire, pour ainsi dire. C’était il y a huit ans.
Q : À ton avis, le jeu de rôle a contribué à ta maturation d’écrivain ?
AF : Dans sa forme ancienne et très primitive, le jeu de rôle vous forçait à être très innovant, très rapide. Et l’action se déroulait toujours dans des décors fantastiques. Donc, oui, bien sûr, ça a aidé. Et nombreux sont les auteurs, artistes de cinéma et de télévision qui ont grandi avec ce type de jeux.
Q : Tu ne rentre pas vraiment dans les cadres de la littérature nordique (polars du Nord, littérature réaliste, etc.) Quelles sont tes influences ?
AF : La Suède de mon enfance était un pays assez sinistre, assez réaliste ; la SF et dans une certaine mesure la fantasy a procuré un moyen d’évasion à pas mal de monde. Pour ce qui me concerne, j’ai bien sûr découvert Lovecraft grâce au jeu de rôle L’Appel de Cthulhu ; peu après, j’ai commencé à lire Clive Barker et, comme tout le monde sur cette planète, j’ai lu Stephen King. Dans le domaine du fantastique, c’est Clive Barker et Neil Gaiman qui ont eu le plus d’impact sur mon écriture. Et j’aime aussi les auteurs de polar américains hardboiled, comme James Elroy et — bien sûr — Raymond Chandler. Ces temps-ci, je ne lis pas beaucoup de fiction ; j’ai plutôt tendance à me plonger dans des essais historiques, pour me distraire. Je suis en train de lire On Stalin’s Team, le très bon livre de Sheila Fitzpatrick. Mon approche de la littérature pourrait être décrite de la façon suivante : « Et si Elroy écrivait du Lovecraft ». J’ai dû répéter cette formule un million de fois sans que ça émeuve grand monde. Les lecteurs de fantastique ne doivent pas savoir qui est Elroy… Et ne se doutent pas de son invraisemblable génie. (Sur le plan stylistique, l’écrivain suédois dont je suis le plus proche est Jens Lapidus, gansta master.) Tous les deux, on adore Elroy. Avec mon dernier roman en date, Pour l’amour de la déesse (För Gudinnan, qui paraîtra fin 2017), je suis, d’une certaine manière, revenu à l’épouvante années 90 à la Clive Barker (vous trouvez ça aussi dans le jeu de rôle KULT), crochets de boucher et bondage. J’ai pris un grand plaisir à l’écrire : je me suis rendu compte en effet à quel point j’avais été marqué par tout ça. Les crochets de boucher et le bondage, je veux dire.
Q : Ton écriture est très viscérale. Et les femmes y tiennent une place qui n’est pas vraiment lovecraftienne. Et je vois bien l’influence d’Elroy — mais tu es plus joyeux, plus cynique. Quel pourrait être le troisième ingrédient ?
AF : Je crois qu’il y a dans ce que j’écris — une bonne partie en tout cas — un soin obsessionnel du détail. Que ce soit «Mais qu’est-ce qu’un utérus peut bien ressentir» ou «Comment ce château a-t-il été construit», j’y répond d’une manière excessivement fouillée. C’est peut-être ça, le troisième ingrédient.
Pour ce qui concerne les femmes — oui, elles n’existent pratiquement pas chez Lovecraft, et c’est une des raisons pour lesquelles il est si ennuyeux. Tous ces petits bonshommes corsetés… Quand on lit Lovecraft, on est toujours là à se dire : « C’est bourré de bonnes idées, mais si le type avait baisé ne serait qu’une seule fois… » Ce qui explique peut-être toutes ces femmes charnelles, volontaires, chez moi ? Il n’y a rien de moins lovecraftien qu’une femme qui s’amuse, baise et profite de l’existence. Et je trouve les femmes plus intéressantes que les hommes : j’en suis un moi-même, et je les trouve sacrément emmerdants. Dernière chose sur l’aspect charnel : nous sommes, je crois, hantés par le sexe et la mort. Deux obsessions que vous pouvez injecter dans la fiction d’épouvante ; ça la rend encore plus intéressante.
Q : Tu es proche du milieu fantastique / épouvante suédois — s’il existe ?
AF : Il existe. Et le roi de Suède dans ce domaine, c’est John Ajvide Lindqvist. Incroyable : il a fallu vingt ans dans ce pays avant qu’un grand éditeur se dise : « Et si on se trouvait un Stephen King suédois ? ». Et ça a magnifiquement marché. Je fais partie de la meute qui le suit. De même que Mats Strandberg (Le Ferry, ed. Bragelone) et Karin Tidbeck (Amatka, inédit en France). Il est clair qu’il y a un petit souci avec le suédois : si dix millions de personnes le parlent, c’est bien le bout du monde. Mais nous parlons tous bien anglais et sommes très favorables à l’exportation. Pour l’amour de la Déesse sortira l’an prochain en anglais. Cela dit, je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de réellement suédois dans notre manière d’écrire. De ce point de vue-là, nous sommes comme Max Martin et ces musiciens pop qui cartonnent à l’exportation. Plus anglo-américains que les anglo-américains eux-mêmes. Nous ne sommes que dix millions, donc, mais notre produit national culturel brut est incroyable en terme de polars, de jeux et de musique. La Suède, le pays du monde qui exporte le plus de culture.
Q : Cela dit, la géographie de tes nouvelles est très suédoise. On sent la tourbière à toutes les pages. Sans parler de tout ce qui se passe sous terre et sous l’eau.
AF : Pas sûr. Il y a chez moi des paysages qui pourraient être canadiens, ou relever du Nord-est américain cher à Lovecraft. Les sapins, ce n’est pas spécialement suédois. Ce qui est réellement unique, c’est le fait qu’une bonne moitié des nouvelles a Stockholm pour décor. C’est près de chez moi. En surface et sous terre : et le contraste entre ces horreurs souterraines, sans âge, et la société suédois, si moderne, si propre, si accomplie, est certainement très intéressant. « Vous n’avez qu’à laisser le Nécronomicon sur la table IKEA… »
Q : On ne peut être qu’impressionné par la structure tentaculaire de tes nouvelles. Peux-tu nous dire comment tu as conçu l’ensemble ? Et comptes-tu y ajouter d’autres éléments ?
AF : C’est une structure que je dois en grande partie à Neil Gaiman. À la lecture de The Sandman, j’ai été soufflé (comme la plupart des lecteurs : c’est sans doute l’un des chefs d’œuvre de ces trente dernières années) — notamment par la manière dont la narration gagnait constamment en profondeur. Et j’ai voulu bien sûr en faire autant. La question était de savoir si on planifie tout depuis le départ ou si on avance à l’aveuglette, en laissant les portes ouvertes. Le truc, à mon sens, c’est de laisser les bonnes portes ouvertes et, pour avoir discuté deux minutes avec Gaiman, c’est exactement ce qu’il a fait. Je lui ai posé la question donc : «Est-ce que tout est prévu dès le départ ?» et il m’a répondu qu’il n’en était rien. Bien sûr. Oui, le truc, je pense, c’est de savoir ce qui peut être défini dès le début et ce qui ne va rien donner et ce qui relève du détail intéressant, de l’indice. Et là, j’en laisse des tonnes. Il y en a un bon millier dans mes nouvelles, mais je n’en ai utilisé que dix pour cent, peut-être. Le reste ne sert à rien, pour ainsi dire. Pour ce qui concerne mon monde (le monde des Cultes, ou plutôt, «le monde du Culte», comme l’appellent les lecteurs), il est présent dans deux romans, Je l’ai vu aujourd’hui à la réception (Jag såg henne idag i receptionen) et Un homme riche et cultivé (En man av stil och smak); je suis en train d’en écrire un troisième ; le sujet principal de cette trilogie est une entité qui tente de faire exploser la planète. Il y a également un jeu de rôle et une BD (Smutsig Svart Sommar, qu’on peut traduire par Un été noir et sale) ; et il est question d’une série télé. Je pense conclure le cycle avec un autre recueil de nouvelles qui s’appellera sans doute, Supplément aux cultes suédois.
Q : Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu ne chômes pas. À quoi ressemble la vie d’un auteur en Suède ?
AF : J’ai donné quelques cours d’écriture, comme la plupart des écrivains qui n’ont pas tout à fait assez de succès. Je lis en public et j’aimerais assez travailler avec des univers sonores, des images, de la lumière, pour en faire des performances. C’est une piste à suivre, mais le temps me manque, et des partenaires qui soient à la hauteur.
Je n’écris pas seulement des livres — j’ai travaillé pour des jeux vidéo, pour le cinéma, pour la télé… On vient de commercialiser un audiobook que j’ai écrit directement pour ce média (Evas Första vecka som död, qu’on peut traduire par La première semaine de la mort d’Eva) — c’est une histoire de vampire . Une comptable d’un certain âge se trouve un goût pour le sang et oui, il y a des femmes et de la sensualité dedans !
Q : Tu as eu ton mot à dire pour la composition des deux recueils français ?
AF : Ça demanderait quasiment un PowerPoint, cette affaire ! J’ai d’abord publié ce recueil intitulé Cultes Suédois. Je devais en publier deux autres, mais l’éditeur et moi-même avons décidé de constituer un énorme volume avec le premier et les deux suivants, inédits. Et ce second volume s’appelle Recueil de cultes suédois. Les deux volumes français sont constitués par des nouvelles de ces trois éléments. Tu me suis ?
Q : Oui, je crois…
AF : Quand j’ai appris par mon agent qu’il avait vendu des éléments du gros volume à Mirobole, je me suis d’abord dit : « Mince, ils vont prendre les meilleurs textes ». Mais le fait est qu’ils ont fait un choix qui leur permettait d’avoir encore de très bonnes choses dans le second volume. Ce qui est intéressant, c’est que le monde du Culte garde toute son identité.
Q : Donc, l’essentiel du Recueil de cultes suédois se trouve redistribué dans les deux volumes français — hormis quelques orphelines, dont « L’Artefact ». C’est bien ça ?
AF : Oui, plus ou moins.
Q : Concluons avec « L’Artefact ». Quelle est sa place dans le corpus des cultes suédois ? Comment l’histoire (et la monstruosité réelle, historique) peut contribuer à la fiction ?
AF : «L’Artefact» fait partie de l’arc narratif qui concerne Fredman, le bibliothécaire de la reine Christine, un personnage qui vit depuis le xviie siècle. C’est l’occasion pour moi de présenter aux lecteurs Holger Bertholtz, mon Aleister Crowley si l’on veut, en plus contemporain et et plus queer. J’aime beaucoup écrire des textes historiques envahis par la fiction. La femme de Goering, une Suédoise, a été enterrée trois fois. On se demande vraiment quelle histoire se cache derrière cette anecdote. Je ne pense pas avoir de nouveau recours à ces thèmes nazis dans le cycle du Culte suédois, mais j’y reviendrai dans un autre cycle en gestation, intitulé Wunderland et dont je peux résumer le thème ainsi : «Et si les extraterrestres débarquaient en pleine Seconde guerre mondiale ?» Je ne vais pas m’y mettre tout de suite. Ce sera Tom Clancy + la guerre de 39-45 + les extraterrestres. Vous allez adorer.
© Photo : Anna-Lee Jansén
En savoir plus : http://gottick.com/bibliography.html
Anders Fager est publié en France par les éditions Mirobole, auxquelles nous renouvelons nos remerciements ! À lire, d’urgence, les deux volumes parus à ce jour : Les Furies de Borås et La Reine en jaune, tous deux traduits par Carine Bruy.