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La passion des anabaptistes (un article de Michel Meurger)

Chaque année, deux secteurs du Salon du livre de Paris éveillent mes instincts d’explorateur : les tables des éditeurs étrangers (essentiellement du nord et de l’est de l’Europe) et les stands des éditeurs de province. C’est surtout parmi ces derniers que se recrutent les ultimes hiérophantes des bons et beaux livres, horticulteurs du vice impuni de la lecture. Saluons cette année les éditions 6 Pieds sous Terre, de Saint-Jean de Védas. Est paru en effet sous l’enseigne de l’ornithorynque Joss Fritz, premier tome de la trilogie La Passion des Anabaptistes. L’imagier est un artiste qui signe Ambre, sur un texte de David Vandermeulen. Installée par ce dernier sur de solides assises historiques, l’œuvre croise les chemins intérieurs de Martin Luther aux grands chemins d’un Joss Fritz, leader paysan qui, en Alsace, à partir de 1493, ne cessera de fomenter des conspirations contre les riches et les puissants. L’emblème de la révolte est le Bundschuh, le rustique brodequin à lacet, peint sur la bannière avec la devise « Dieu compatissant, soutiens les droits des pauvres». De grands bouleversements s’annoncent, en 1498, Dürer aura terminé sa série de bois sur l’Apocalypse. La ligue du Bundschuh, toujours démantelée, sans cesse renaissante, à l’image du Phénix, amassera les brindilles du grand incendie de 1525. L’art et la littérature des Allemagnes ont depuis longtemps célébré ces révolutionnaires rhénans. Un Bundschuh à la hampe brisée figure dans la peinture monumentale (1976-1987) réalisée par l’artiste de RDA Werner Tübke pour son musée panoramique de Bad Frankenhausen. Au début des années 1960, Maurice Pianzola montre Joss Fritz marchant d’un pas décidé, « comme si la longue et lourde pique de lansquenet imprimait encore à ses mouvements le rythme de son balancement ». Un demi-siècle plus tard, Ambre invoque de nouveau le spectre de l’archi-conspirateur. Sur grand format, en des cases inspirées des bois gravés, de blafardes trognes montent, telles des bulles à la surface de l’ombre. Le dessinateur use abondamment du gros plan, pour amplifier le symbole (le Bundschuh), faire éclore des visages de tréfonds de brouillasses, égrener l’alphabet de mains menaçantes, implorantes, indignées. Les demeures à colombage émergent de la bruine, des piques barrent l’horizon, une suiffeuse tête coupée s’endort sur le pavé. Lettrines et caractères gothiques impriment une Stimmung d’automne médiéval à ce voyage au bout de la nuit. Je ne sais si Ambre s’inscrit consciemment dans une tradition représentée par exemple par Les Anabaptistes (1895) de Joseph Sattler. Peu importe. Par sa puissance expressionniste, parfaitement maîtrisée, Joss Fritz est une belle réussite graphique. (Michel Meurger. Paris, mars 2011)joss-fritz49web.jpg